La démarche chorégraphique
Christian et François Ben Aïm dessinent une œuvre singulière, construite en équilibre sur leur dialogue fraternel et le renouvellement constant de leur inspiration. Une œuvre dont on ne s’étonnera pas d’approcher l’identité mouvante par le paradoxe : présente, incarnée, picturale… mais aussi délicate, pudique jusqu’à se dérober, refusant d’affirmer et laissant l’imaginaire en suspens.
Incarnation
La danse Ben Aïm frappe d’abord par son engagement physique. Quels que soient les thèmes ou les intentions d’une pièce, ils sont portés par une physicalité affirmée et semblent traverser les interprètes, sans concession. La puissance du mouvement, l’énergie, l’intensité et la précision des états de corps se lisent à chaque instant dans des pièces qui, toutes, affrontent le medium de la danse, vont au cœur du mouvement comme pour en libérer la force et l’expressivité.
Cet engagement physique se double d’un engagement psychique, convoquant le ressenti et les émotions des interprètes, leur rapport intime au mouvement. Matériau essentiel lors de la création, ce niveau sensible est également convoqué à chaque instant de l’interprétation. Une exigence qui met l’interprète au cœur de la pièce et le place dans une pleine sincérité de sa présence au plateau. Le⸱la danseur⸱euse n’est pas pour les deux chorégraphes un simple passeur de mouvements, il⸱elle fait l’expérience du sensible.
De l’énergie à la forme
La danse des frères Ben Aïm procède avant tout de l’énergie, et se définit moins par une organisation plastique que par la mise en formes d’états et d’énergies plurielles. Pour autant, leur écriture sait se faire extrêmement précise, ciselant les ruptures, les suspensions, la précision des états de corps ou l’utilisation d’un vocabulaire chorégraphique. L’enjeu réside alors dans deux objets : la clarté de la forme seule, et la justesse de l’état convoqué chez l’interprète à chaque fois qu’il⸱elle réalise la forme.
La composition des pièces procède de cette même alchimie entre le sensible et le formel. Reposant sur des séquences clairement identifiables, elle joue pourtant de subtils effets de glissements et de superpositions qui brouillent les cartes d’une géométrie apparente. Car la conduite des œuvres réside moins dans l’ordre d’un récit que dans l’art de moduler les flux – rythmiques, visuels, sensibles – pour entraîner le spectateur au gré d’un parcours d’impressions savamment construit.
Imaginaires
C’est peut-être l’un des traits les plus repérables du « style Ben Aïm » : la présence d’un univers poétique, dont la richesse visuelle et sonore ouvre le regard du spectateur et porte la danse autant qu’il lui fait écho. Fourmillant d’images, de références, de symboles, l’imaginaire des chorégraphes emprunte au rêve, au merveilleux du conte ou à la réalité invisible du surréalisme ; il suggère un monde bruissant de mille échos, d’éclats furtifs qu’il s’agit de saisir ou d’approcher pour en entrevoir le mystère.
Pluridisciplinaire, l’écriture s’appuie sur la musique et l’image comme elle emprunte au théâtre : non pour y puiser des motifs ou des situations, mais pour nourrir la danse de leur richesse expressive. Le mouvement s’écrit dans un dialogue intime avec les rythmes et les couleurs d’une partition originale, souvent jouée en live et écrite pour la pièce ; et les danseurs⸱euses vont chercher, en deçà du mouvement, une présence simple mais entière au plateau, comme une quintessence de la théâtralité.
De cette richesse imaginaire et de cette puissance expressive née du croisement des arts, on se gardera toutefois d’attendre une écriture univoque ou assertive. La clé n’est jamais donnée de l’univers Ben Aïm ; sur le plateau, les niveaux se superposent, se dérobent et se reconstruisent, offrant sans cesse matière à rêver.
Une poétique de l’instable
Christian et François Ben Aïm définissent le mouvement comme un décalage et la danse comme un cheminement. « Faire un pas, c’est faire un écart par rapport à soi et prendre le risque de la nouveauté » écrivent les chorégraphes. En explorant la fraternité, le désir ou l’émancipation dans leur richesse contradictoire, en interrogeant les normes dans leur ambivalence, ils abordent chaque pièce comme un exercice de déséquilibre ; une expérience dont l’enjeu est de s’approcher du vide, perçu comme l’endroit d’un danger.
C’est ce déplacement intérieur qui se joue sur le plateau, faisant de chaque pièce une traversée, un parcours jalonné de transformations qui déplacent à leur tour le regard du spectateur. Par un subtil effet d’empathie et de contamination, les frères Ben Aïm nous entraînent dans un monde où rien n’est stable, où les vérités se troublent et se réinventent ; un monde à interroger ensemble.
Véronique Sternberg — Collaboratrice dramaturgique